L’anneau du mort (Marseille, mars 1812)

Marthe était née quelques années avant la Révolution française. Elle avait seize ans à peine qu’on la maria, au tout début du XIXe siècle, à un honnête et travailleur ouvrier.
Bernard n’avait que vingt ans. Tous deux étaient des enfants par l’âge mais la raison leur donnait une maturité exceptionnelle.
Marthe, une femme très brune et forte, au visage régulier mais sévère, adorait son mari. Bernard, grand gaillard solide, comme on disait à Marseille, ne boudait pas au travail.
Il exerçait le modeste métier de cordier dans un enclos près de Notre-Dame du Mont-Carmel, actuelle Église des Grands-Carmes (2e arrondissement de Marseille). Afin de passer davantage de temps ensemble, Marthe avait demandé à son mari qu’il renvoyât le gamin qui chaque jour moyennant un modique salaire, tournait la roue et plantait les pieux et, heureuse et fière de servir son mari, elle accomplissait elle-même ce travail, non sans l’interrompre bien souvent, pour échanger quelques brûlants baisers.

Cinq années s’écoulèrent ainsi. Cinq années de joie profonde et de bonheur sans cesse renouvelé.
Jamais un nuage ne se montra dans le ciel de leur amour et, bien que la nature leur eut refusé le seul trésor qui leur manquât – des enfants –, ils se consolaient en se répétant qu’ils étaient jeunes tous les deux et qu’un jour peut-être…
« Je garderai auprès de moi ton souvenir et rien au monde ne pourra me faire perdre ton cœur… »
On était alors dans les premiers mois de 1812, de cette année fatale aux armées françaises et qui marque dans l’histoire la première date de nos revers.
Un soir, Bernard revenant de son travail trouva dans sa demeure un pli armorié au cachet de l’État contenant un ordre d’avoir à rejoindre sous huit jours le corps d’armée où servait son régiment, le représentant qu’il avait fourni ayant déserté devant l’ennemi.
Bernard adorait sa femme mais il aimait profondément sa patrie. Il n’hésita pas un instant.
Marthe se désola, elle prévoyait un affreux sinistre. Son cœur de femme lisait dans l’avenir une histoire de mort.
« Bernard, lui dit-elle le soir de son départ, mon Bernard bien-aimé. Jure-moi de m’aimer toujours.
– Folle que tu es, lui répondit Bernard, et la baisant au front, il lui murmura tout bas : De ton côté, garderas-tu ton cœur ? »
Marthe était d’une pâleur livide. Elle vint s’asseoir sur les genoux de Bernard et, lui prenant la main, elle lui enleva doucement la bague d’argent des fiançailles qu’elle remplaça par son anneau nuptial.
« Ainsi, dit-elle, je garderai auprès de moi ton souvenir et rien au monde ne pourra me faire perdre ton cœur. Et quand tu jetteras les yeux sur ma pauvre alliance, tu la baiseras pieusement en songeant à la femme qui t’aime, qui loin de toi prie le ciel de te renvoyer vainqueur. »
« Il a gardé mon alliance, vous verrez qu’elle lui aura porté bonheur. »
Depuis plus de cinquante ans, Bernard était parti pour la grande armée et Marthe, fidèle dans son cœur à l’homme de son choix, attendait encore le retour de l’époux.
Dans cette grande catastrophe de 1812, dans cette lutte gigantesque d’une poignée d’hommes contre tous les éléments déchaînés, Bernard, comme tant d’autres de ses infortunés camarades, avait disparu sans qu’il soit permis de supposer ce qu’il avait pu devenir.
Il était mort, fort probablement, lui aussi enseveli sous un amas de neige ou tué dans une retraite par quelque balle égarée.
Marthe cependant l’attendait toujours. À son doigt brillait encore l’anneau d’argent des adieux. Elle le montrait avec complaisance aux gens qu’elle rencontrait et ne manquait jamais d’ajouter : « Il a gardé mon alliance, vous verrez qu’elle lui aura porté bonheur. »
Les gens du voisinage étaient remplis d’égard pour la pauvre folle, que chacun aimait et plaignait et, dans le quartier populaire qu’elle habitait, il n’était pas un seul enfant qui ne venait lui offrir son front à baiser quand elle descendait vers le port.
Les gamins trouvaient du reste leur compte à cette condescendance car la veuve du soldat avait toujours quelque friandise en réserve pour eux.

Chaque fois que le clairon résonnait, chaque fois que le tambour battait aux champs, Marthe, persuadée que c’était Bernard qui revenait, se hâtait de toute la vitesse de ses pauvres vieilles jambes, et courant au-devant du bataillon, regardait défiler ces fronts brunis par le soleil de l’Afrique, en secouant sa tête grise, puis s’en retournait lentement en murmurant avec tristesse : « Ce n’est pas encore pour aujourd’hui… »

Au fort Saint-Jean, les hommes de garde étaient accoutumés à son visage et ils l’accueillaient toujours avec douceur. Ils répondaient à ses questions, lui donnaient des espérances et elle rentrait consolée.
Les Marseillais la rencontraient souvent dans le voisinage de l’Hôtel-Dieu (aujourd’hui l’hôtel InterContinental), cette petite femme courbée sous les années, aux cheveux en désordre et blanchis plutôt par les peines aiguës que par le poids de la vieillesse.
Elle mourut au début des années 1870 sans jamais avoir revu son Bernard.

  • D’après Le Petit Marseillais, 1er avril 1868, p. 2.

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